La fabrication de l’ennemi : le cas russe

Publié le par E&R-Ile de France

On est en droit de s’interroger sur l’image que véhiculent certaines analyses sur la Russie. Le crime organisé italien cause de graves dommages environnementaux avec le trafic d’ordures par la Camorra napolitaine, ou de morts en Europe avec la N’dranghetta calabraise. Mais, nous dit-on, ce sont les mafias russes qui sont les plus dangereuses ! Le journaliste Roberto Saviano, auteur de Gomorra, est menacé de mort mais il ne vient à personne l’idée d’accuser le gouvernement italien. Par contre, l’assassinat de journalistes russes comme Anna Politkovskaïa ou d’humanitaires comme Natalia Estemirova, tuée le 15 juillet en Tchétchénie, est attribué à l’action du Kremlin.

 

On insiste avec raison sur le passé d’ex-officier (médiocre) du KGB de Vladimir Poutine, mais pas sur le fait que le président Bush père fut directeur de la CIA. Succédant à Donald Rumsfeld, Hillary Clinton va appeler Moscou à respecter les droits de l’homme, mais c’est bien Washington qui emprisonne à Guantánamo depuis maintenant sept ans des prisonniers auxquels on refuse les droits judiciaires minimum. On réagit avec vigueur à l’invasion des forces russes sur le territoire souverain de la Géorgie en exigeant un calendrier de retrait, mais on formule le souhait poli qu’Israël stoppe la colonisation des territoires, occupés depuis 42 ans. On en arrive même à reprocher à la Russie de vouloir faire payer le gaz livré à l’Ukraine au prix du marché et non plus au tarif préférentiel. Claude Mandil, dans son rapport d’avril 2009 au Premier ministre sur «Sécurité énergétique et Union Européenne» remarquait qu’il y avait quelque contradiction à diaboliser la Russie sur la crise ukrainienne, et en même temps à chercher à en faire un partenaire de la sécurité énergétique de l’Union.


La schizophrénie a toujours fait partie de la géopolitique, qui reste un habillage «rationnel» des rapports de force internationaux. Dans le cas de la Russie, on atteint des excès. Il ne s’agit pas de délivrer un brevet de démocratie au régime en place au Kremlin, qui a encore de gros efforts à faire, en particulier sur la Tchétchénie avec la politique sanglante de Kadirov ! Mais la critique serait plus efficace si elle utilisait avec mesure la comparaison. La Russie est-elle un pays si différent que toutes les affaires y sont jugées avec d’autres critères qu’ailleurs ? Est-ce parce que nombre de chroniqueurs de questions internationales ont eu un passé communiste, resté comme une tache indélébile, que la critique doit être systématique ? Est-ce parce que la France connaît, avec dix ans de retard, la vogue du néo-conservatisme qui avait comme priorité stratégique première, avant les attentats du 11 Septembre, le roll back
de l’ancienne URSS ?

 

En énonçant, en 1991, sa célèbre phrase «Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi !», Gueorgui Arbatov, conseiller diplomatique de Gorbatchev, mettait la filière de production stratégique face à un risque de chômage technique, un peu comme les spécialistes de l’héraldique avec la Révolution française. «L’ennemi soviétique avait toutes les qualités d’un "bon" ennemi : solide, constant, cohérent, écrivait le général de la Maisonneuve. Militairement, il nous était semblable, construit sur le plus pur modèle "clausewitzien", inquiétant certes, mais connu et prévisible. Sa disparition entame notre cohésion et rend vaine notre puissance.» La Chine avait joué le rôle d’ennemi de substitution sous l’administration Bush, mais le président Obama veut normaliser avec Pékin… On ne peut plus compter sur personne !

 

Dernier ouvrage paru: "Les Mécaniques du chaos: bushisme, prolifération et terrorisme" (Editions de l'Aube)

Par PIERRE CONESA Ancien haut fonctionnaire


Source :
www.liberation.fr

Publié dans Politique

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